Préface aux 2 livres de Theobald Boehm traduits en français par Denis Labat.

Zurfluh ISBN 2-87750-065-9

Au 16ème siècle, les appellations les plus courantes de la flûte traversière sont flûte d'allemant ou d'allemand en France et Schweitzerpfeiff (littéralement fifre suisse) en Allemagne. Cette terminologie fait référence à l'utilisation militaire de la flûte traversière depuis le XVème siècle. De nombreuses gravures représentant des soldats bâlois ou allemands illustrent cette pratique de la flûte en ensemble ou en solo accompagnée par un tambour.

Cet instrument à six trous, de forme et de perce cylindrique, fut ensuite utilisé dans la musique savante en gardant son nom d'origine. Le lyonnais Claude Rafi, mort en 1553, fut le facteur de flûtes traversières le plus renommé de son temps, comme en témoignent les poésies de Marot ou de De Baîf. Actuellement, sept de ses instruments sont conservés dans des collections en Italie et à Bruxelles.

A la fin du XVIIème siècle, la flûte fut complètement transformée. On la construisit en 3 parties ornées de belles moulures : une tête de perce cylindrique, un corps de perce conique avec six trous, et la patte avec un trou de ré#-mib bouché par une clef. , Tandis que l'instrument de la Renaissance était essentiellement diatonique, comme la musique de son époque, et possédait un son clair qui pouvait se faire entendre sur les champs de bataille ou aux côtés d'autres instruments tels cornets, sacqueboutes ou dulcianes, ce nouvel instrument en trois parties offrait des possibilités chromatiques et une sonorité plus moelleuse. Les Hotteterre, facteurs d'instruments à vent de La Couture-Boussey, prirent sans doute une part active à cette transformation et on est en droit de supposer que Boehm attribue à tort l'invention de la flûte cylindro-conique à Christoph Denner, mort en 1707. On ne connaît aucune flûte de ce facteur, qui n'a peut être jamais vu ces nouvelles "flûtes allemandes" françaises de son vivant. C'est à son fils, Jacob, que l'on doit les six instruments en trois ou en quatre parties actuellement répertoriés.

Les premiers flûtistes à se rendre célèbres sur le nouvel instrument, tels Buffardin et Blavet, étaient tous Français. Le premier arriva à Dresde en 1715, Bach l'entendit en 1717 et composa peu après le cinquième concerto Brandebourgeois. Le second refusa l'invitation de Frédéric de Prusse qui l'avait pressenti comme professeur de flûte. Le monarque s'attacha alors les services d'un grand compositeur et facteur de flûtes, Jean Joachim Quantz, auteur du traité le plus marquant de son siècle. "Essai d'une méthode pour apprendre à jouer de la flûte traversière" Berlin 1752, fac-similé Zurfluh, 1975.

En Angleterre la "German flute", apparue au début du siècle dans les œuvres de Haendel, va subir ses premières modifications vers 1760. L'engouement croissant pour le pianoforte, qui remplace progressivement le clavecin, oblige les flûtistes à changer leur esthétique. Il faut une sonorité plus timbrée pour rivaliser avec le pianoforte et les sons de fourches voilés ne conviennent plus. Les facteurs anglais vont donc rajouter quelques clefs de chromatisme pour donner de la vigueur aux si bémol, sol dièse, fa et do naturels, sons "bouchés" de la flûte à une clef.

En 1800, à Leipzig, paraît le deuxième ouvrage de Johann George Tromlitz "Über die Flöte mit mehrern Klappen" consacré au nouvel instrument qui possède maintenant six clefs (ou huit avec les clefs de do et do dièse).

Si l'adoption des clefs fait l'unanimité en Angleterre puis en Allemagne, la France, elle, resta réservée, comme l'écrivit Devienne:

" car pour les traits elles deviennent inutiles et ne servent qu'à ajouter à la difficulté". "Nouvelle Méthode théorique et pratique " (Paris 1792).

C'est en effet le revers de la médaille que décrit Devienne : si l'instrument devient plus homogène, avec un trou par degré de la gamme chromatique (six trous + six clefs, la clef de fa étant redoublée), la virtuosité est moins aisée qu'avec les doigtés de fourche de la flûte à une clef : les œuvres composées pour la flûte pendant cette période 1800-1832 utiliseront donc le plus souvent le ton naturel de ré majeur, ou ses tons voisins, pour éviter les pièges des clefs. On peut prendre comme exemple les dix-sept premiers opus de Boehm qui sont toujours dans les tons de ré majeur et sol majeur. A partir de 1838, les tonalités de ses compositions seront plus diversifiées, il utilisera le lab majeur (op. 21) ou le mib majeur (op. 27).

Si on proposait maintenant à un flûtiste de jouer la Grande polonaise op. 16, publiée en 1831, dans le ton de mib au lieu de ré, il ne serait pas contrarié outre mesure. Mais Bœhm avait dédié cette œuvre au flûtiste français Camus. Ce dernier, qui ne connaissait à l'époque que la flûte à 5 clefs ( les français utilisaient peu la 2ème clef de fa), aurait été bien ennuyé de devoir jouer cette œuvre un demi ton plus haut, en raison d'enchaînements de doigtés tout à fait inconfortables . C'est sur ce plan que se situe, en premier, le génie de Boehm. En effet, il sut inventer un mécanisme qui libérait la flûte de cette contrainte tonale de ré majeur, car il sut réaliser un système de tringlerie qui permettait de jouer tous les enchaînements de notes avec la même facilité.

C'est avec modestie qu'il réalisa cette première amélioration dès 1832. Celle-ci n'eut d'ailleurs pas un succès immédiat, comme il est possible de l'imaginer. En effet, réapprendre tous les doigtés n'est pas aisé, comme le découvrent actuellement les flûtistes désireux de refaire le chemin inverse, de la flûte Böhm à la flûte à une ou à six clefs. On sait néanmoins que Camus, par exemple, adopta ce système dès 1837.

Quant à la transformation radicale de la perce, en 1847, il est amusant de découvrir que Bœhm en fut inspiré par les travaux du Docteur Karl Schafhaütl sur l'acoustique de la flûte cylindrique suisse à 6 trous. Cette "flûte d'allemand", que l'on connaissait au XVIème siècle, réapparaît dans les mêmes proportions acoustiques. La tête est devenue parabolique pour favoriser l'émission; le mécanisme chromatique a remplacé les six trous diatoniques; l'ébène ou l'argent ont remplacé le buis : la flûte d'allemand, cylindrique, accaparée par les français qui l'avaient conifiée, redevient la flûte d'un allemand, Theobald Boehm.

Cette deuxième partie du travail de Boehm transforme complètement la nature du son de la flûte : le volume d'air mis en vibration est plus grand donc le son est plus puissant, mais le moelleux, la rondeur et la finesse de l'instrument conique ont disparu. Ce sera le principal argument des détracteurs de Boehm, tel Tulou. En revanche, son travail sur le mécanisme sera adopté sur la presque totalité des bois au cours du XIXème siècle. Il serait maintenant intéressant de se pencher sur ces instruments de transition des années 1832-1847, qui possèdent le mécanisme "moderne" tout en gardant le son "ancien" de la perce cylindro-conique.

Philippe Allain-Dupré ©1992